La nature comme la finalité de l’art questionnent l’homme depuis toujours. En Occident, après les philosophes classiques, des artistes contemporains repensent l’art sacré.

 

Repenser l’art

Aussi loin que l’on remonte dans l’histoire, l’homme chercha toujours à représenter et célébrer le cosmos et les dieux. Pourtant, en Occident, suite à la montée en puissance du rationalisme scientifique et à la laïcisation des sociétés, l’art sacré devint peu à peu un genre dont les créatifs comme les musées et les galeries se détournèrent. Au 20ème siècle, très peu d’artistes majeurs consacrèrent leur travail au ‘’spirituel dans l’art’’ même si d’autres, sans renom, continuèrent de produire des œuvres pour répondre à la demande d’institutions religieuses. Avançant aux côtés de grands théoriciens de l’art, les modernes et les contemporains choisirent d’explorer d’autres approches, de nature psychologique (René Huyghe, Ernst Gombrich), sociologique (Frédéric Antal, Arnold Hauser), phénoménologique (Merleau Ponty), formaliste (Roland Barthes) ou structurale (Erwin Panosky) pour questionner l’homme et le monde, le medium, la forme ou l’idée.

Désacraliser l’art

 

Lorsque l’homme s’envisagea comme un être coupé du sacré, la nature comme la fonction ancestrale de l’art furent remises en question. La culture occidentale reposait depuis toujours sur l’idée platonicienne du beau qui mène au vrai, de nature spirituelle. C’est pourquoi, dès l’Antiquité, la finalité de l’art fut de servir la représentation du monde supra sensible afin de nous le rendre compréhensible et de nous aider à nous y relier. A partir du 4ème siècle, à la suite de Plotin, on considéra même la beauté artistique comme l’émanation de la beauté divine. L’œuvre, plus que simple imitation, devint alors présence du sacré. Jusqu’au Moyen-Age, l’art fut centré sur les Mystères divins mais, à la Renaissance, tout bascula. A partir de cette époque, ce n’est plus Dieu mais l’homme idéal qui occupa la place centrale.  En Occident, on assista alors à un déclin de l’art chrétien, au sens originel du terme ; l’artiste ne recherchant plus à se fondre dans le respect de prototypes universels mais à interpréter de façon personnelle et subjective le sujet. Et comme Nietzsche l’exprima, dans un monde laïc et humaniste, la vérité de l’œuvre ne se tint alors plus dans la divinité mais dans l’artiste, l’œuvre ne s’envisageant plus comme reflet d’un monde transcendant, mais comme reflet de la personnalité et du monde imaginaire de l’auteur. Peu à peu, la raison pris le pas sur l’intuition et les symboles ; l’émotion, sur la contemplation. Au 19ème siècle, avec la montée de l’industrialisation, l’homme, déjà séparé du cosmos, se retrouva également coupé de la nature.

Le statut de l’artiste se modifia lui aussi au fil de l’histoire : d’artisan intercesseur jusqu’au Moyen-Age, il devint artiste génie-créateur, à la place du Créateur. Mais n’étant plus perçu au XXème siècle comme garant d’une tradition spirituelle ou philosophique qui mène à la Vérité, seul face à son oeuvre, il remplaça la quête du beau par celle du laid. Selon Burckhardt, à défaut de pouvoir fléchir les êtres célestes, l’artiste chercha dès lors à ébranler les enfers.

Penser l’art pour tous

 

Dans les années 60, la finalité de l’art fut aussi repensée par les démocraties. A partir de cette époque, elles développèrent des politiques culturelles afin de le rendre, comme l’exprima André Malraux, accessible pour tous. L’art fut médiatisé, subventionné et de très nombreux musées et galeries furent créés afin de l’exposer. Au sein de ces nouveaux temples consacrés à la modernité, on déposséda l’œuvre d’art sacré de son histoire afin de redéfinir sa valeur sur une base de critères formels, mesurables et comparables. Mais alors qu’une certaine élite l’avait imaginé comme un moyen d’amener le plus grand nombre à questionner la tradition et penser l’innovation, l’art finit par occuper un tout autre rôle principal, qu’il occupe encore aujourd’hui : celui d’émouvoir et de divertir les foules (sans négliger de flatter les mondains autant que ceux qui spéculent sur son marché). Les réalisateurs Jean Michel Ribes dans Musée Haut, Musée Bas en 2007, Ruben Östlund dans The Square en 2017 ou bien encore le photographe Martin Parr en 2012 avec sa série sur Le Louvre s’amusèrent à dépeindre non sans humour la comédie humaine qui s’y joue. C’est ainsi qu’au 20ème siècle, l’homme moderne oublia la fonction que l’art avait toujours occupée. N’étant plus amené ni par la religion ni par les arts à approcher le monde spirituel, il se retrouva peu à peu à vivre, comme l’exprime Mircea Eliade, dans un monde profane empli de symboles sacrés devenus pour lui vides de sens.

Repenser l’art sacré : du beau au sublime

Barnett Newman, l’homme héroïque du Sublime (1950) – wikimedia commons/Paul Hudson

Ressentant la limite de cette pensée rationaliste et humaniste, certains artistes se mirent néanmoins en quête de trouver comment en revenir au sacré. Se refusant à définir leur recherche comme art religieux, trop associé à un langage codé et daté qui les enfermait dans une tradition ou une institution, ils explorèrent de nouvelles voies afin de témoigner de spiritualité. Tentant de se démarquer de l’esthétique platonicienne du Beau, ils cherchèrent à redéfinir l’idée du Sublime qui fut au XXème siècle souvent détournée par des régimes totalitaires et les agences de publicité. Pour tenter d’y parvenir, beaucoup s’appuyèrent sur leur compréhension et leur expérience personnelle de l’infini. Ce que Robert Wuthnow dans Creative spirituality : the way of the artist (une étude réalisée à partir d’une série d’entretiens menés auprès de grands artistes entre 1990 et 2000) nomme la confrontation aux Mystères. D’autres, s’inspirèrent des écrits de grands philosophes tels que Longin (Du Sublime) ou de Burke (Recherches philosophiques sur l’origine de nos idées du sublime et du beau). Barnett Newman avec son texte L’heure est au sublime (The Sublime is Now) fut, en 1948, l’un des premiers grands artistes à évoquer la possibilité d’un art permettant d’accéder au Sublime, ici et maintenant, sans recourt à quelconque référentiel connu. En Occident, si depuis des siècles, les classiques avaient tenté, à partir de prototypes consacrés, de rendre visible la présence du sacré, les contemporains, se retournant vers l’intérieur de l’être, allaient chercher eux à s’y relier.

Le regain d’intérêt pour un art à dimension sacrée donna naissance, non pas à un mouvement facilement identifiable, mais à de multiples approches et matérialisations de l’idée. Le grand public ne retint au départ que les plus provocantes et les plus profanes. Pourtant aujourd’hui, il paraît difficile de nier que le Spirituel dans l’art, annoncé par Kandinsky, est bien de retour. Depuis quelques années, les expositions abordant ce thème se multiplient, attirant toujours davantage de public. La parole se libère et des artistes de renom comme de la jeune génération affichent à présent publiquement leur engagement à la cause. L’homme semble à nouveau prêt à s’envisager comme un être sacré ; non plus isolé mais relié. L’art retrouve peu à peu la finalité qui fut depuis toujours la sienne.