Sacré ou profane, le masque se présente rarement dans l’Histoire comme un simple objet d’art. Celui que la société nous impose aujourd’hui de porter, nous pousse, comme toujours, à nous démasquer.  

Masqués, depuis toujours

Depuis la nuit des temps et sur tous les continents, on trouve trace de masques et de scènes dépeignant l’homme en portant. La peinture rupestre du danseur masqué de la grotte des Trois-Frères en Ariège (paléolithique ) ou celle du Tassili en Algérie (vers 3500-1500 av. J.-C.), le masque en pierre à chaux de Palestine (néolithique) ou les masques d’argile d’Aso au Japon (3000 à 300 ans av. J.-C.) figurent parmi les œuvres les plus anciennes retrouvées à ce jour. Sculpté dans la pierre ou le bois, modelé, façonné en papier, constitué d’éléments appartenant aux règnes minéral, végétal ou animal, le masque ne cesse de se réinventer dans sa forme pour répondre aux besoins des sociétés de son temps. Si, dans un registre profane, on y fait appel dès l’Antiquité pour le théâtre grec et à partir du Moyen Age à l’occasion de fêtes carnavalesques puis de bals, sa nature demeure avant tout sacrée. Dans toutes les cultures dites primitives de même qu’en Europe rurale jusqu’au 20ème siècle, on l’utilise dans de très nombreux rituels magico-religieux (rites de passage, cérémonies funéraires, rites agraires…).

A partir de la fin du 19ème siècle, les européens posent néanmoins sur le masque un autre regard. Les objets ramenés du Japon puis d’Afrique sortent des cabinets de curiosités ; ils s’exposent dans de grands musées ethnographiques. Les artistes qui les découvrent envisagent alors ces dénommés « fétiches » sous un angle purement esthétique. Rodin, Matisse, Derain, Vlaminck, Nolde, et plus que tout autre, les cubistes Braque et Picasso, s’inspirent de masques tribaux pour redéfinir les codes formels du portrait ; les surréalistes comme Man Ray et les dadaïstes ou le Bauhaus à leur suite. La grande exposition du MOMA de New York en 1984 et le livre de William Rubin sur le primitivisme célèbrent ce rapprochement entre « art tribal » et art moderne. Depuis, de nombreux artistes contemporains s’élèvent contre cette récupération qui détourne de son sens originel les objets d’arts premiers (Basquiat, Chéri Samba, Jake et Dinos Chapman, Théo Mercier, Franck Scurti, Orlan…). Au 20ème siècle, la culture populaire ne cesse quant à elle de se réapproprier le masque, se jouant de toutes ses facettes symboliques comme de ses pouvoirs magiques ; en particulier dans le cinéma et la bande dessinée (les comics et les films de super héros ; les films aux masques cultes comme V , pour Vandeta, Scream, Vendredi 13, Halloween, Eyes wide shut, Star wars, Les yeux sans visage…).

Une fascinante nature

Si le masque suscite toujours autant d’intérêt, il le doit certainement à sa nature ambigüe. A double face, cet objet révèle et dissimule à la fois, formant un rempart entre l’individu et le groupe, entre l’intérieur et l’extérieur, entre la surface et la profondeur. Il rend visible une fausse comme une réelle identité car celui qui le porte peut pareillement le modeler en fonction du regard d’autrui ou, sans danger, en user pour exprimer son intériorité. C’est pourquoi, dans l’art contemporain, le masque sert fréquemment de support à des plasticiens remettant en question l’identité (Orlan, Douglas Gordon, Thomas Houseago, Aneta Grzeszykowska, Gauri Gill, Zlsy Lahner, John Edmonds, Léonce Agbodjelou…). Ces dernières années, certains artistes comme Olaf Breuning ou Cindy Sherman, l’utilisent également pour interroger notre rapport aux réseaux sociaux. Comme l’annonçait déjà le philosophe Jean Beaudrillard, dans ce monde postmoderne hyperréaliste où tout n’est qu’apparences et simulacres, le masque tend à devenir le sujet.

La nature du masque sacré s’envisage sous un autre angle. Dans la plupart des sociétés traditionnelles, cet objet, à qui l’on accorde de puissants pouvoirs, relie ce monde aux mondes invisibles, opérant telle une porte de passage entre les morts et les vivants comme entre les hommes et les esprits de la Nature ou les divinités. Il aide celui qui le porte à connaître des vérités cachées autant qu’il le transforme. Mais pouvant pareillement manifester une présence maléfique ou bénéfique, il peut perdre ou sauver. C’est pourquoi, le masque attise depuis toujours à la fois nos peurs comme nos désirs les plus profonds. Il se décline, à l’infini, autour de grands modèles archétypaux : le masque rituel de passage ou cérémoniel, le masque de théâtre, le masque funéraire ou mortuaire, le masque carnavalesque ou bien encore le masque emblème qui atteste d’une initiation réussie et d’un certain statut.

Le masque qui nous place face à nos peurs

Depuis des millénaires, le masque donne forme aux peurs que les hommes ne s’expliquent pas. Dès l’origine, on le définit comme une figure grimaçante et démoniaque. Elle personnifie les forces ou esprits maléfiques des mondes invisibles qu’il faut apprendre à connaître pour s’en protéger. On en retrouve dans la plupart des traditions. Au Moyen Age, sont appelés masques toutes les représentations de monstres terrifiants sur les clefs d’ogives et les chapiteaux d’églises. L’Institution catholique utilise abondamment ces figures pour enseigner par l’image la voie du Salut. A cette époque, l’homme craint plus que tout de perdre son âme ; ce qui le condamne aux enfers après sa mort. Ces masques lui rappellent qu’il lui faut sans relâche combattre les démons tentateurs. Pour y parvenir, dans beaucoup de sociétés traditionnelles, comme le souligne René Guénon, il fait appel aux masques carnavalesques – le plus souvent de formes animales ou démoniaques. Par ce rite, il laisse s’exprimer la partie sombre de lui-même afin de mieux l’exorciser. Dans le monde moderne et désacralisé, le masque se conçoit davantage comme un symbole de ce qui nuit à l’ordre établi. Il condamne celui qui le porte à l’exclusion car, en Occident, on associe traditionnellement ce qui se dissimule ou qu’il faut maintenir sous contrôle au Mal, aux vices ou à la maladie (le masque des brigands et des anarchistes, le masque des esclaves, le masque des fous, le masque lépreux, le masque de honte, le masque sadomasochiste…).  

Le masque demeure de même intimement lié à la mort, la plus grande peur de l’homme moderne. Lorsqu’un peuple la considère comme un simple passage ; le masque funéraire qui personnifie le défunt, l’accompagne alors souvent dans son voyage vers et dans l’au-delà. Cet objet magique protège et donne des pouvoirs pour affronter l’ailleurs ; il permet également de rester en contact avec le monde des vivants. Dans l’Antiquité, on trouve trace de cette pratique rituelle en Egypte, en Grèce, en Amérique précolombienne ; plus tardivement en Asie ou en Afrique… Mais, en Europe, avec le développement de l’Eglise catholique qui envisage la vie après la mort différemment, une autre pratique se généralise à partir du 15ème siècle : le moulage du visage des défunts. Ce masque dit mortuaire joue dès lors un rôle davantage mémoriel pour ceux qui restent que proprement funéraire. Il n’est pas destiné à rester avec le mort ; on l’expose aux yeux de tous.

Le masque qui réalise nos désirs

S’il nous confronte à nos peurs, le masque sacré peut également réaliser nos désirs. En Afrique, comme chez beaucoup de peuples premiers, les masques personnifient des divinités, des esprits de la nature (masques zoomorphes) ou des morts (masques anthropomorphes) que les hommes ‘’réactivent’’ lors de rituels magiques. Par la danse ou le chant, ils entrent en contact avec ces forces surnaturelles afin de leur demander aide, pouvoir ou protection à des fins variées : pour obtenir de bonnes récoltes agraires, avant la chasse ou la pêche à la baleine, pour les protéger et leur assurer la victoire avant un combat ou encore pour chasser les mauvais esprits et les maladies… Dans le monde profane, considéré comme un déguisement, le masque possède un autre intérêt de taille pour celui qui le porte : il rend invisible son identité, lui permettant ainsi de transgresser les interdits de sa société. Depuis de nombreuses années, le photographe contemporain Charles Fréger dresse l’inventaire de masques portés lors de fêtes folkloriques. D’autres plasticiens comme Cameron Jamie, Aneta Grzeszykowska, Lucy & Jorge Orta tentent davantage de saisir comment cet objet si singulier transforme nos comportements.

Le masque de déguisement joue également un rôle symbolique important. De nombreux artistes l’utilisent dès le 19ème siècle pour critiquer la comédie humaine (Goya, Ensor) ou au 20ème siècle dans la culture populaire pour contester la société (le masque de la BD et du film V pour Vendetta devenu le symbole de tous les révoltés ; le masque des justiciers comme Zorro…). Ce masque profane octroie lui aussi de fabuleux pouvoirs ; il transforme celui qui le porte en grand guerrier (les masques de lutte mexicains, le masque de Dark Vador…) ou en super-héro (Batman, Spiderman, Iron Man…).

Le masque qui initie

Si l’initiation a disparue du monde moderne, elle a toujours joué un rôle central dans les sociétés traditionnelles, permettant à l’homme de passer d’un certain état d’être à un autre : du jeune homme à l’homme par une révélation spirituelle du Monde et de l’existence (rite de puberté) ou encore de l’homme au ‘’surhomme’’ en transcendant sa condition (pour devenir un grand guerrier, un chamane…). Par cette expérience du sacré, comme le rappelle Mircea Eliade dans ‘’Initiation, rites, sociétés secrètes’’, le candidat se métamorphose au travers d’épreuves qui, dans toutes les cultures, impliquent une mort rituelle suivie d’une résurrection ou d’une nouvelle naissance. Lors de ces cérémonies, le masque opère de différentes manières: il enseigne le novice en l’investissant d’une puissance mythique (en Inde, le théâtre qui fait revivre celui qui le porte des scènes de l’hindouisme ; en Asie, les drames dansés pour éprouver par le jeu la lutte entre les forces du mal et du bien…) ou il le relie au monde surnaturel dans lequel son initiation s’accomplit (en Afrique, aux Amériques, en Australie…). Il peut de même devenir l’emblème du nouveau statut (en Afrique, des masques miniatures, répliques de masques portés lors de cérémonies, attestent des rites accomplis ou d’appartenance à des sociétés secrètes).

Le masque interroge depuis toujours notre rapport à la mort autant que notre condition. Il se présente comme celui qui peut aujourd’hui perdre en ôtant tout libre-arbitre ou sauver d’une grave maladie. Rien d’étonnant alors que même dans une société postmoderne qui a depuis longtemps reniée toute forme de croyances dans le surnaturel et l’initiation, il continue d’attiser les passions. Le masque, une fois encore, nous pousse à nous démasquer.