A la question du « qui suis-je ? », le XXIème siècle propose de surprenantes réponses. Les arts comme les sciences redéfinissent la perception de la nature humaine selon le corps, l’âme et l’esprit. Face aux nouvelles possibilités qui s’offrent à l’Homme, de plus en plus coupé de la science sacrée, chacun devra choisir comment se vivre.
Percevoir la nature humaine : le temps de tous les possibles
Depuis l’Antiquité, l’Homme se définit au travers du corps, de l’âme et de l’esprit, même si le sens et l’importance de chacun de ces principes varient en fonction des époques. En Occident, pendant des siècles, une place primordiale est accordée à l’âme et sa partie considérée comme la plus spirituelle, l’esprit. A partir de Descartes et son célèbre « je pense, donc je suis » (discours sur la méthode), l’homme commence à envisager sa nature non plus sur un mode ternaire mais binaire. Il se perçoit comme un corps et une pensée. L’âme se trouve alors dissoute dans l’esprit, cet esprit – loin de la définition du Nous de Platon – se trouvant de même réduit à la seule pensée (conscience, idées, représentations). Le XXème siècle, quant à lui, grâce au développement de la psychanalyse et de l’imagerie médicale, explore le corps, la conscience de soi et l’inconscient.
Dans l’art, si les modernes montrent un certain détachement à l’égard du corps, dès les années 70, grâce au travail des féministes, il redevient un moyen d’expression privilégié pour la jeune génération. Les artistes cherchent à créer un lien entre l’œuvre et l’expérience vécue, questionnant la relation entre vie intérieure et présence physique extérieure. Le corps est mis en doute et mis en pièces, laissant peu à peu transparaître toute la monstruosité de ce qui se cache au plus profond de l’être. A partir des années 90, de nombreux peintres, sculpteurs, performers et photographes abordent de même le thème de la finitude du corps et de la mort (Jean Rustin, Jenny Saville, Dieter Appelt, John Coplans, Berlinde De Bruyckere, Marina Abramovic, Marc Quinn, Marlène Dumas, Damien Hirst, Simon Yotsuya, Sophie Zénon…).
Au début du XXIème siècle, alors que l’âme fait sa réapparition pour définir la nature humaine, l’art et la science commencent en parallèle à proposer de multiples solutions pour exister, sans le corps. Aujourd’hui, l’éternelle promesse d’immortalité semble plus que jamais auparavant à la portée de chacun. Puisque le corps physique ne fait plus l’être, certains pensent pouvoir le modeler, en changer ou vivre éternellement sans lui, dématérialisé. Le 7ème art, plus que tout autre, montre la voie. Nous assistons au temps de tous les possibles ; il appartiendra à chacun, en son âme et/ou sa conscience, de choisir.
Vivre sans le corps
Dès les années 90, les jeux vidéo font entrer l’homme dans une autre dimension, lui permettant de vivre, en conscience, des expériences intenses. Puis, avec le déploiement d’internet, tout s’accélère. En 2003, un site propose de vivre une seconde vie virtuelle, non plus seul avec sa machine, mais en réseau, relié aux autres. Dès lors, l’Homme comprend qu’il peut se façonner sa propre identité et ‘’exister’’ sans le corps, dans un monde qui lui ressemble. Ainsi s’amorce lentement la dissolution de la frontière entre réel et virtuel, amenant à percevoir la relation au corps d’une toute autre manière. Avec elle, de nouveaux comportements, assez extrêmes, se révèlent. Certains en arrivent à oublier de subvenir à leurs besoins vitaux ; d’autres se refusent aujourd’hui au contact physique avec autrui. L’Homme, comme son monde, semblent en phase de dématérialisation. De nombreux films à succès mettent en scène la mutation qui s’opère. Matrix des sœurs Wachowski dépeint un monde matériel qui ne serait en fait qu’illusoire, le plus grand nombre y vivant déjà seulement en pensée, sans le percevoir. Avatar de James Cameron vente les vertus d’un paradis retrouvé qui ne connaît pas le péché, un monde virtuel que le héros choisit consciemment d’habiter. D’autres, comme Inception de Christopher Nolan ou Existenz de David Cronenberg, nous alertent sur les dangers de s’y perdre, jusqu’à ne plus même pouvoir discerner s’il s’agit de virtuel ou de réalité. Qu’advient-il alors des corps tant que la survie de la conscience y demeure liée ? Pour ceux qui signent le pacte faustien, peu importe s’ils errent dans ce monde en peine (Le Congress de Ari Folman), nourrissent des entités qui les maintiennent enchaînés (Matrix) ou restent simplement plongés dans un profond sommeil (Clones, Existenz, Inception…).
Vivre dans un autre corps
Pour la première fois de l’histoire, l’Homme, grâce à la science, peut donc s’instrumentaliser lui-même. Plus que jamais soucieux de l’image qu’il donne à voir, il façonne son corps à sa convenance par la chirurgie plastique, prolonge sa vie ou décuple ses forces par l’ajout de pièces inorganiques et, sous peu, d’implants cérébraux développés par de puissants millionnaires de la Silicon valley (Elon Musk, Bryan Johnson…). Cet humain augmenté, imaginé par les transhumanistes dès les 70’s, fascine les artistes. Beaucoup, sceptiques, dénoncent néanmoins, dans les années 90, le progrès technologique dénué d’éthique. On pense, par exemple, au travail d’Orlan qui transforme sans cesse son apparence jusqu’à devenir mutante ; aux portraits des photographes Aziz et Cucher qui dissolvent la chair ; à Lee Bull qui présente des corps devenus monstres ou des ciborgs déjà en ruine ; à John Isaacs ou Jake et Dinos Chapman qui nous montrent des expériences génétiques sur l’Homme ayant mal tourné… En 2009, le film Clones de Jonathan Mostow pointe lui aussi les dérives possibles de tels changements. Dans le monde qu’il dépeint, l’homme s’enferme chez lui pour éviter de se confronter à la réalité de son apparence, et vit en dehors par procuration, au travers de clones qu’il contrôle par la pensée. Tout contact physique devient proscrit. Cet isolement consenti n’apporte, au final, qu’une très grande souffrance, pour beaucoup.
Au départ très décrié, le transhumanisme est, de nos jours, à la mode. Mais, alors que de grands philosophes nous présentent, avec éloge, ce courant de pensée tel un nouvel humanisme, matérialiste et rationnel (Luc Ferry, Gilbert Hottois…), certains de ses théoriciens envisagent déjà une post-humanité. Grâce aux progrès de l’intelligence artificielle (l’I.A. dite forte), ils nous assurent pouvoir bientôt vaincre la mort en migrant la conscience ; ce qu’ils nomment l’immortalité numérique. Des films à gros budgets nous préparent déjà à accepter l’idée. En 2014, Lucy de Luc Besson ou Transcendance de Wally Pfister vantent les bienfaits de cette ‘’pleine conscience’’ de l’égo qui se dématérialise et œuvre dans le réseau. On citera également sur le sujet, la série documentaire H+ du photographe Matthieu Gafsou présentée au festival d’Arles en 2018, le documentaire en 2017 et les photos de Max Aguillera-Hellweg, Humanoid ou bien encore les œuvres d’Ikam et Fléri qui nous invitent depuis les années 80 à nous questionner sur l’identité à l’âge du numérique (points cloud portraits, faces…).
Là encore, si l’on admet que le corps ne soit plus nécessaire pour exister, la question de l’âme demeure néanmoins en suspens. Dans la vision proposée d’un être qui ne serait qu’esprit, il semble en effet que ce ne soit, au final, que la conscience du Moi que l’on cherche à immortaliser.
Vivre éveillé dans le corps
Qu’entend alors la science sacrée traditionnelle, pour reprendre les mots de René Guénon, lorsqu’elle emploie ces mots ? Dans une définition de l’Homme selon le ternaire corps-âme-esprit, l’âme joue sans conteste le premier rôle. De double nature, à la suite de Platon, elle définit l’Homme en tant qu’individu. Ame mortelle, elle l’anime et l’aide à se percevoir dans ce monde. Pour la plupart d’entre nous, cette âme naturelle se confond aujourd’hui avec la conscience du Moi. Mais, âme immortelle, elle lui permet de se concevoir également comme un être spirituel. C’est à dire, un être possédant la faculté de se relier à bien plus grand que lui-même. La conscience ne s’entend donc pas comme une conscience du Moi ; elle est conscience de posséder, à l’intérieur de soi, une étincelle divine. La science sacrée ne cherche en conséquence pas à maintenir la conscience naturelle en tentant d’empêcher le corps de mourir ou en la migrant en dehors du corps. Elle aspire à relier l’âme immortelle à une force supérieure afin que l’Homme retrouve ainsi sa forme originelle parfaite : un corps-âme-esprit uni à son créateur. Accédant à un niveau de conscience supérieur, l’homme perçoit alors ce qui relie les êtres et les choses. Etre spirituel éveillé, vivant dans ce corps en pleine conscience, il ne se pense plus dissocié mais en unité avec tout ce qui l’entoure. C’est pourquoi, cet initié qui cherche à en revenir à l’unité avec Dieu, ne cherche pas à accéder à une conscience du Moi augmentée par la puissance du réseau ; il œuvre à la dissoudre pour accéder à la conscience du Tout.
De nos jours, peu d’artistes abordent, dans leurs œuvres, la nature et la fonction sacrée de l’âme. Lorsque des réalisateurs nous en parlent, ils s’intéressent avant tout à sa migration après la mort, reprenant ainsi à leur compte l’idée de l’immortalité de l’homme à travers l’immortalité de l’âme. Certains cherchent encore à démontrer son existence comme Alejandro Gonzales Inarritu dans 21 grammes ou Clint Eastwood dans Au-delà; d’autres comme les soeurs Wachowski avec Cloud Atlas, dépeignent son cycle de réincarnations qui s’accomplit, au fil des siècles, dans de multiples corps.